Mexico, un soir de décembre 2008. La salle de conférences de l'hôtel Camino Real est bondée. «La crise financière est la plus grande, la plus complexe et la plus globale que nous ayons eu à affronter. Autant d'opportunités à saisir !» lâche Carlos Slim Helu devant un parterre de ministres et de grands patrons médusés venus écouter son discours de clôture de la 19e Convention de la Bourse du Mexique. Provocateur, le magnat mexicain des télécoms ? A 68 ans, la deuxième fortune mondiale n'a rien perdu de son âme de prédateur. Alors que, depuis trois mois, les marchés dégringolent, cet énigmatique fils d'immigré libanais investit en masse dans les secteurs en berne. Le 18 janvier, le New York Times annonçait que le Mexicain était prêt à le renflouer de 250 millions de dollars. Quelques jours plus tôt, on le donnait - à tort - partant pour reprendre l'écurie Honda de Formule 1. Toute-puissance Depuis vingt ans, c'est en profitant des crises qu'il a bâti un empire de plus de 200 entreprises qui font vivre 220 000 salariés. Télécoms, tabac, constructions, médias, assurances, pétrole, distribution, restauration, tourisme... Ses avoirs représentent plus de 40% de la Bourse de Mexico ! Une toute-puissance qui suscite autant l'admiration que l'indignation des Mexicains. Soupçonné de jouir des faveurs du pouvoir dans un pays où la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, ce spécialiste des petits arrangements entre amis trace sa route, intouchable. Celui qu'on surnomme le roi Midas se joue de la menace de récession et renforce son hégémonie au-delà des frontières. Apparente modestie Dans ses costumes bon marché qui soulignent son embonpoint, ce veuf discret, père de six enfants, brise le stéréotype du milliardaire mégalomane. L'homme est besogneux, plutôt austère, déteste le vedettariat et les signes extérieurs de richesse. Il occupe la même maison depuis trente-six ans sur les hauteurs de Mexico, conduit sa Mercedes, fuit les dîners mondains, et ne possède ni jet privé ni hélicoptère personnel. Ses seules extravagances : l'art, qu'il collectionne goulûment; la culture des bonsaïs, qui le détend; le baseball, dont il connaît les records par coeur; et les cigares cubains, qu'il fume à la chaîne. Dans son bureau au décor sobre, la même secrétaire, Silvia Esparragoza, l'épaule depuis des années. Pas non plus de villa hollywoodienne à l'étranger, juste une maison de campagne confortable près d'Acapulco. Cette apparente modestie masque pourtant un appât du gain vertigineux : avec un pactole estimé en mai 2008 à 60 milliards de dollars, il est passé en cinq ans du 35e au 2e rang du classement du magazine Forbes, qui le place entre deux Américains, Warren Buffett et Bill Gates, son associé dans le portail hispanique T1msn. Où sera-t-il classé dans le prochain palmarès de Forbes ? Car malgré sa légende et ses beaux discours, le roi Midas souffre de la crise. «Ses actions ont chuté de 15,5 milliards de dollars en octobre. Mais ses concurrents vivent la même déconfiture», souligne Eduardo Garcia, directeur du site financier Sentidocomun.com. «La Bourse monte et descend, cela ne veut rien dire. Je me fiche d'être le plus riche», répète à l'envi le Crésus mexicain. Ce qui est certain, c'est que le krach boursier a réveillé son appétit vorace. Ces derniers mois, son groupe Carso (contraction de Carlos et Soumaya, prénom de son épouse décédée en 1999) a investi des centaines de millions de dollars aux Etats-Unis, devenant ainsi l'un des principaux actionnaires de l'enseigne de luxe Saks Fifth Avenue ou de Citigroup. Fin novembre, il a annoncé un projet immobilier de 900 millions de dollars à Mexico. Et le 8 décembre, il a récidivé en indiquant qu'il consacrerait, en 2009, pas moins de 8 milliards de dollars au développement de ses infrastructures télécoms et industrielles. «Personne n'a son génie pour acheter des entreprises en difficulté pour une bouchée de pain, avant de les redresser ou de les revendre à prix d'or», commente, admiratif, Eduardo Mejia, journaliste au quotidien El Financiero. Opportunisme financier La légende du roi Midas a commencé dans la mercerie familiale. Son père, Julian Slim Haddad, chrétien maronite libanais, débarque au Mexique en 1902, fuyant son village de Jezzine pour échapper à la conscription dans l'armée ottomane. Mais Carlos ne démarre pas tout en bas de l'échelle. «Sa famille possédait des appartements dans la capitale. Alors qu'il n'avait pas 8 ans, son père lui a donné un livre de comptes. A 12 ans, il achetait ses premiers titres de la Banque du Mexique. Il n'a que 13 ans quand son père décède. Un coup dur qui a forgé son caractère combatif», raconte son ami d'enfance Antonio Trabulse Kaim, président de l'Institut culturel libanais de Mexico. Au milieu des années 1960, cet ingénieur de formation, qui excelle en calcul mental, fonde son groupe à partir d'une entreprise de construction et d'une société de placements boursiers. La crise financière des années 1980 fait sa réputation de négociateur. En 1982, il verse 44 millions de dollars - une misère - pour se payer l'assureur Seguros de Mexico. A la même époque, il achète le géant du tabac Cigatam, devient actionnaire de Philip Morris, Reynolds Aluminium, General Tire ou Sanborns. Même opportunisme avec la paralysie financière liée à la crise de la dette du Mexique au début des années 1990, qui lui permet de réaliser de jolies culbutes boursières, notamment avec British American Tobacco. Mais son entrée dans le club des milliardaires, il la doit au rachat, en 1990, de la compagnie des télécoms Telmex. Cette privatisation controversée, sous la présidence de Carlos Salinas de Gortari, forge sa légende noire. Soutiens politiques «C'est grâce à ses amitiés politiques que Slim a gagné l'appel d'offres conjoint avec South Western Bell et France Télécom. Il a acheté Telmex au-dessous de sa valeur réelle, et a bénéficié d'un monopole durant six ans. Très vite ses partenaires se sont retirés, le laissant seul aux commandes d'une entreprise sans réel concurrent», raconte le politologue Gonzalo Abad. De fait, Telmex continue de contrôler 90% des lignes téléphoniques fixes du pays, et affiche des tarifs parmi les plus élevés du monde, selon l'OCDE. A cela s'ajoute les colossales marges d'America Movil, créé en 2000. Le leader latino-américain du mobile contrôle 75% du marché mexicain, et compte 135 millions de clients sur tout le continent, y compris aux Etats-Unis. Un empire dont il a confié les clés à son gendre, le futurologue Daniel Hajj. Fin 2008, le Parlement mexicain a fait mine de se réveiller avec la mise en discussion d'un texte faisant sauter le verrou qui limite à 49% les investissements étrangers dans la téléphonie fixe. «Le vote a été reporté jusqu'à nouvel ordre. Les députés lui mangent dans la main», peste un cadre de la Commission fédérale de la concurrence. Officiellement, Slim est un chantre du libéralisme et de la concurrence. En coulisses, il a dynamité un à un les projets de réforme qui ébranlent son empire. «Soutien financier du parti unique ?[Parti révolutionnaire institutionnel] jusqu'à sa défaite en 2000, Slim arrose maintenant tout l'échiquier politique. Il a aussi les médias à sa botte», assure José Martinez, auteur en 2002 d'une bio non autorisée de Carlos Slim. Qui oserait froisser un homme qui pèse 6% du PIB mexicain ? Réseau américain D'autant que son carnet d'adresses ne s'arrête pas aux politiciens mexicains. Le réseau de ce proche de Bill et Hillary Clinton s'étend de Bill Richardson, qui vient d'être nommé secrétaire au Commerce par Barack Obama, aux républicains Michael Bloomberg ou Rudolf Giuliani en passant par le prince Charles ou la famille Rockefeller. Il entretient aussi des relations avec la plupart des dirigeants latino-américains, Lula da Silva et Fidel Castro en tête. «Il les utilise comme des lobbyistes pour pénétrer les marchés étrangers», pointe son biographe José Martinez. De quoi lui ouvrir les portes du secteur informa tique aux Etats-Unis, de l'Internet au Brésil, de l'audiovisuel en Colombie ou de la géothermie au Nicaragua. De l'autre côté de l'Atlantique, le tableau de chasse est moins brillant, malgré son amitié avec l'ex-chef du gouvernement espagnol, Felipe Gonzalez, à qui il a offert une chambre à l'année à l'hôtel Geneve de Mexico. En avril 2007, les autorités transalpines ont écarté son offre sur Telecom Italia au profit d'un consortium italo-espagnol. Même réticence patriotique du côté des gouvernements français ou espagnol à voir débarquer ce prédateur sur le sol européen. Mais pour encore combien de temps ? Figure de la diaspora libanaise, Carlos Slim connaît l'importance des réseaux d'amitié et la valeur de la famille. Depuis un accident cardiaque en 1997, le chef de clan a passé le relais à ses trois fils. Mais le patriarche continue de veiller au grain dix heures par jour. Quant à sa fille aînée, Soumaya, elle gère un musée qui rassemble 64 000 oeuvres. Son époux, Fernando Romero, architecte, planche sur la construction d'un nouveau lieu d'exposition grandiose à l'ouest de Mexico. Chaque lundi, tous dînent en famille dans la maison paternelle. «On est très soudés autour de lui. On applique ses préceptes managériaux à la lettre. Les entreprises du groupe sont gérées comme des PME. L'organisation est simple, avec un minimum de niveaux hiérarchiques. L'austérité est maintenue en période de prospérité pour éviter les ajustements drastiques en temps de vaches maigres. Tout est fait pour que l'argent ne sorte pas du groupe», explique Arturo Elias Ayub, porte-parole de Telmex et gendre du patron. Chez le roi Midas, rien ne se perd. Les cantines d'entreprise du groupe servent la nourriture de sa chaîne de restauration. L'usine qui produit le papier à cigarettes pour Marlboro fournit aussi ses bureaux et ses papeteries. «Ce système englobe toute la chaîne productive, de la conception jusqu'au crédit à la consommation pour doper les marges et écarter ses concurrents. Cela bloque le développement économique du pays», dénonce Carlos Morera, spécialiste des monopoles à l'Université autonome du Mexique. Philanthropie contestée Pour désamorcer les critiques, Slim se fait philosophe : «L'entrepreneur crée des richesses qu'il n'administre que temporairement.» Le sexagénaire a pris du recul. Il écrit l'histoire de ses ancêtres et se consacre à la philanthropie. Ses deux fondations financent des bourses d'études ou des programmes de lutte contre les catastrophes naturelles. Il vient de dédier 50 millions de dollars à des projets sociaux en partenariat avec Bill Clinton. Il a signé un chèque de 45 millions pour le développement du microcrédit au Mexique, en collaboration avec le Bangladais et Prix Nobel Muhammad Yunus. Un programme en phase avec les initiatives de Bill Gates et Warren Buffett. Mais il pèse un soupçon de mélange des genres sur certaines de ses initiatives, tel l'Ideal, un projet de développement d'infrastructures en Amérique latine. «C'est le moyen de prendre des concessions publiques», fustige la politologue Denise Dresser. Ce à quoi Slim répond : «On ne combat pas la pauvreté avec des dons mais en créant des emplois.» Ou encore : «Si vous vivez de l'opinion des autres, vous êtes mort !»

BATISSEUR D'EMPIRE

1940 Naît à Mexico. 1961Obtient son diplôme d'ingénieur. 1966 Se marie avec Soumaya Domit Gemayel, décédée en 1999. 1980 Crée le groupe Carso. 1986 Crée sa fondation philanthropique. 1990 Prend des parts dans Telmex. 1994 Crée le musée Soumaya. 2000 Crée América Movil et T1msn avec Bill Gates. 2008 Devient la deuxième fortune mondiale.

Ce qu'ils disent de lui

Felipe Gonzalez, ex-chef du gouvernement espagnol : «Carlos Slim est un érudit passionné par la littérature et l'histoire, capable de débattre durant des heures sur l'évolution de la société. Même si c'est un très bon ami à moi, il ne m'a jamais rien demandé en relation avec ses intérêts économiques.» Bill Clinton, ex-président des Etats-Unis : «C'est un homme d'affaires brillant, mais surtout un des philanthropes les plus importants du monde. Nous partageons les mêmes idées.» Nouhad Mahmoud, ambassadeur du Liban au Mexique : «Il est Mexicain, mais n'a jamais perdu ses racines. Durant la guerre d'Israël contre le Liban en 2006, il a offert rapidement et efficacement toute l'aide humanitaire possible aux victimes.» Alfonso Miranda Marquez, directeur du musée Soumaya : «Un connaisseur. Il n'achète pas des oeuvres de maîtres pour spéculer. Sa fortune ne l'a pas empêché de rester très simple, sincère et ouvert aux autres. Il sait s'entourer et écouter.» Shakira, chanteuse colombienne : «Un homme de coeur qui a le sens de la famille et de son prochain. Il sait se rendre disponible pour les grandes causes. Il participe à toutes les réunions d'Alas, notre association dédiée à l'enfance.»

Il aime...il n'aime pas

IL AIME Les sculptures de Rodin. Calculer. Bill et Hillary Clinton. Le Liban. IL N'AIME PAS L'ostentation. L'avis des autres. La concurrence. Le pessimisme ambiant.

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http://fr.wikipedia.org/wiki/Carlos_Slim_Hel%C3%BA

http://www.monde-diplomatique.fr/2008/04/LAMBERT/15783

http://www.gcarso.com.mx/